Littéralement, zanshin signifie l’esprit du geste. Mais cela peut aussi se traduire comme “l’esprit qui demeure” ce qui est également intéressant.
On pourrait dire que dans l’esprit du geste, finalement, le geste ultime – et je dis ça en premier parce que c’est important de le rapprocher avec cette réalité de la pratique – le geste ultime, la forme ultime, en tout cas dans la pratique de la Voie, c’est zazen. Donc, quand nous parlons de zanshin, évidemment, zazen y est intégré. Et ça va être intéressant de relier zanshin et zazen, dans le sens de ne pas voir zazen simplement dans sa forme littérale, c’est-à-dire “za” : s’asseoir et “zen” : concentration, méditation, mais plutôt de voir zazen dans le sens du corps-esprit sans séparation, le corps-esprit non divisé. C’est-à-dire que zazen est l’expression, la manifestation de la non-division et donc de ce point de vue, zanshin et zazen vont sans cesse se répondre, dialoguer ensemble.
Zanshin est “l’esprit du geste”, mais je pourrais dire également “l’esprit du mouvement”, car étant des êtres manifestés, incarnés dans un corps, nous sommes sans cesse en mouvement et nous faisons beaucoup de gestes dans notre existence. Ceci signifie que l’on a là un champ infini d’expérimentation et d’expérience de la Voie et de la présence. Parce que dans toute notre vie, nous pouvons pratiquer zanshin (zazen). Et c’est finalement ça l’enjeu de zanshin : amener le moindre aspect de sa vie quotidienne dans la pratique. C’est-à-dire que le moindre aspect de la vie quotidienne est la pratique.
Vous savez, le système mental fait beaucoup de catégories dans notre existence. Il distingue notamment les grandes choses des petites choses, ce qui est important de ce qui n’est pas important, l’essentiel du non essentiel… Mais si nous entrons dans cet esprit de la pratique, de la Voie, dans cet esprit de zanshin, alors la pratique de zanshin va faire éclater toutes ces catégories. C’est-à-dire que finalement, la seule réalité qui est importante, la seule réalité qui est essentielle, c’est celle de maintenant. Donc quoi que je fasse, c’est-à-dire, quelle que soit l’action dans laquelle je suis engagé.e, ma vie se déroule à cet instant là. Elle ne se déroule pas à un autre instant que dans cet instant là. Si je pratique la voie spirituelle à ce moment-là, c’est-à-dire si je reste dans cet état de présence dans le moindre de mes gestes, alors je suis en train d’arrêter cette division que l’on trouve par exemple entre la pratique dans le dojo et la vie quotidienne. Et nous savons très bien que le point le plus délicat dans notre existence, c’est de réunir ces deux aspects. C’est-à-dire que l’on peut effectivement dans le dojo, avoir un un état, une attitude d’attention, de présence dans ses gestes, une attitude de présence aussi pendant zazen, mais parfois la difficulté est d’avoir la même qualité d’attention et la même qualité de présence dans la vie. Quand nous mangeons, quand nous marchons, quand nous sommes à notre travail… Il est parfois difficile de retrouver ce même état, cette même attitude intérieure. Et c’est pour cela que l’on dit souvent dans la pratique qu’il est important que le dojo ne commence pas à la poutre et ne se termine à la poutre (poutre matérialisant l’entrée du dojo).
Alors avec zanshin, nous amenons une autre notion et un autre enseignement dans le zen qui est le gyoji ou dokan, c’est-à-dire la pratique sans commencement ni fin. Le gyogi c’est vraiment la pratique qui se réalise à chaque instant de notre existence. Aujourd’hui, nous parlons de zanshin pendant une sesshin, et c’est intéressant parce que justement l’esprit de la retraite, c’est de pouvoir réaliser cela. C’est-à-dire que chaque instant de la retraite est pratique de la Voie. Il n’y a pas de différence. Dans notre vie, comme dans la retraite, nous n’arrêtons pas de changer de forme : debout, assis, couché, en train de bouger les bras, de bricoler (pour des personnes qui bricolent), de parler… Nous n’arrêtons pas de changer de forme et ce qui est intéressant, c’est de réaliser que ce sont simplement des formes qui changent. Rien d’autre qu’une forme qui change. Et c’est là où l’on entre dans la dimension de zanshin qui est l’esprit qui demeure. Les formes changent, le corps change de forme, nos actions changent, mais l’esprit demeure. Nous pouvons alors nous poser la question “De quel esprit s’agit-il ? Quel est cet esprit qui demeure ?”. Il s’agit de l’esprit de la présence, de l’esprit de l’attention, ce que l’on appelle souvent la concentration. Mais il est important de voir cette concentration dans la dimension des paramita, dans les six pratiques du bodhisattva : cette concentration est un ancrage ouvert. Ce n’est pas se concentrer dans le sens de juste se focaliser, se resserrer, c’est au contraire devenir de plus en plus vaste. Être concentré, c’est “être au cœur de”. C’est vraiment être dans la présence de chaque instant. Il est important que cette concentration puisse se dérouler à chaque moment de notre vie et cela demande effectivement un effort parce que notre esprit s’échappe très facilement. On peut observer qu’à la moindre action, quoi que l’on fasse notre esprit s’échappe, c’est-à-dire qu’il va très souvent être ailleurs qu’exactement là où nous sommes.
Finalement, zanshin, c’est faire l’expérience d’être totalement là, exactement là où nous sommes, et pas ailleurs. Par exemple, dans la réalité de zazen, le corps est toujours exactement là où nous sommes. Il n’est pas ailleurs, même si le système mental, l’activité mentale, peut errer dans le passé ou dans toutes sortes de projections dans l’avenir. La réalité, c’est que le corps, lui, est toujours là et donc le corps devient un champ d’expérience et d’expérimentation de la Voie qui est immense dans le sens où nous habitons totalement ce corps… ou pas. Donc l’enjeu de zanshin dans l’esprit du geste est également de voir comment nous pouvons habiter pleinement le corps, habiter chaque geste de notre corps, chaque action que l’on fait, même celle qui nous paraît, ou du moins qui paraît au système mental, quelque chose qui n’est pas important.
La pratique de zanshin est essentielle. Essentielle parce qu’il y a de très, très grandes probabilités que dans une journée ou même dans notre vie, si nous ne faisons pas œuvre de conscience, œuvre de présence, d’attention à ce que nous sommes, aux autres, aux gestes que nous faisons, il y a de très grandes probabilités que notre journée et je pourrais même dire qu’une vie entière puisse n’être qu’une succession de réactions mécaniques, une vie qui se vit mécaniquement. On peut l’observer dans notre existence. On peut appeler cela la conscience fantôme : cette conscience qui est là sans être vraiment là, et qui permet de marcher, d’ouvrir ou de fermer une porte sans même entendre le son que l’on a fait en fermant cette porte, de marcher sans même avoir conscience que l’on a parcouru six-cents mètres parce que c’est une forme de conscience fantôme qui fait que “ça” réagit, “ça” vit de manière mécanique. Et ceci est un point essentiel : rendre sa vie de plus en plus vivante et de plus en plus “là”. C’est une réalité de laquelle on ne peut s’échapper : le seul endroit où nous sommes pleinement vivants, c’est maintenant.
On peut faire beaucoup de projections au cours de notre existence. Dans notre vie relative, nous avons besoin de faire des projets, et naturellement il ne s’agit pas d’arrêter d’en faire, mais d’avoir cette sagesse intérieure, de réaliser que l’on n’a pas toujours besoin de projeter sa vie et qu’il y a des moments où il est important de la vivre dans l’instant. Il s’agit de sentir et d’être conscient.e.s de la différence entre ce que l’on pourrait appeler les conditions de vie et la vie. Dans nos conditions de vie, par moment, nous avons besoin de projeter dans le temps. Par exemple, si je dois aller prendre le train, je vais m’acheter un billet de train. Mais si nous sommes dans la vie, c’est-à-dire dans l’être, dans la réalité profonde de soi-même, dans cette réalité-là, le seul endroit où l’on est vivant, c’est maintenant. Ce n’est pas dans nos projections. Et je pourrais rajouter que le seul endroit où peut se réaliser notre dimension la plus vaste, la plus profonde, ce qu’on appelle l’éveil ou la réalisation, c’est aussi maintenant. C’est seulement maintenant que ça se passe, ce n’est pas plus tard. Nous avons toujours cette croyance très ancrée en nous que notre vie se passe ailleurs, que ça se passe plus tard, que plus tard on sera heureux, que notre existence va s’améliorer demain, après-demain… Mais demain, après-demain, n’existe pas. Dans la grande loi de l’impermanence, tout peut se passer à n’importe quel instant de notre existence. Donc si l’on doit être heureux, si nous devons réaliser le bonheur, si nous devons réaliser la réalisation, c’est maintenant, ce n’est pas plus tard. Ce n’est pas demain que ça va se réaliser. Demain n’existe pas, donc ça ne peut se réaliser que là, dans l’instant. Ainsi la pratique de zanshin va nous permettre de donner non seulement du sens mais aussi de l’essentiel à la moindre action, au moindre geste de notre vie. C’est-à-dire que notre vie va devenir beaucoup plus pleine, si nous considérons que chaque instant est la vie, que chaque instant est la pratique, que chaque instant est un moyen de réaliser, un moyen de pratiquer zazen, et pas seulement dans le dojo. Si nous pouvons considérer cela d’une manière de plus en plus profonde, pas seulement d’un point de vue mental, mais profondément, si l’on peut considérer cette réalité-là, alors cela va nous amener d’une certaine manière à honorer notre vie présente. Arrêter de nous projeter et honorer cette vie du moment, c’est une des grandes pratiques de cet esprit du geste.
Considérons maintenant tous les gestes que l’on fait lors de la pratique, dans un dojo ou dans une retraite : quand nous entrons, quand nous saluons, quand nous saluons le zafu, quand nous tournons à 180 degré et que nous saluons la sangha… Tous ces gestes, nous pouvons les vivre de deux manières différentes : comme étant la réalité vivante de maintenant, ou comme des règles exotiques qui viennent du Japon, comme une formalité, c’est-à-dire de manière mécanique. Et c’est malheureusement quelque chose que l’on voit beaucoup : on entre par le pied gauche, on salue… parce que c’est comme ça, parce que c’est une formalité qui est à faire.
Mais si nous arrêtons justement de regarder ces gestes d’un point de vue d’un enseignement qui vient du Japon, un peu extérieur à soi, ou simplement comme une formalité à accomplir et que nous les voyons comme des moyens habiles pour nous ramener dans l’instant, alors quand j’entre dans le dojo, je rentre par le pied gauche et rien d’autre n’existe que cet instant. Et c’est à ce moment-là que ça devient essentiel d’être pleinement là, dans ce geste, dans cette action d’entrer parce que ma vie ne se déroule pas ailleurs que dans cet instant-là.
Je suis sûr que quand je dis ça, tout le monde est d’accord avec ce que je dis. Mais le plus difficile n’est pas d’être d’accord. Le plus difficile est de se mettre “en accord” avec cette réalité-là. Et que ce soit dans un dojo, dans une retraite, ou dans sa vie, cela demande de cultiver à chaque instant cet esprit de présence. Zanshin, l’esprit du geste, c’est vraiment la pratique de la pleine présence, la présence à chaque moment. Alors quand j’entre dans le dojo, ma seule réalité, c’est celle-là, pas une autre. Même pas le prochain pas que je vais faire : il n’existe pas le prochain pas que je vais faire. Et il en va de même pour tous les gestes que l’on va accomplir dans le dojo : il s’agira de les réaliser dans cette attitude intérieure. Et ces gestes ainsi accomplis vont acquérir le pouvoir de convertir nos différents états d’esprit. Faire des gestes pour faire des gestes, finalement, n’a aucun sens. Faire des gestes pour l’esthétique du geste n’a pas beaucoup de sens dans la voie spirituelle. Ce qui est important dans la Voie, c’est que toute l’attention, toute l’énergie soit mobilisée. Si je prends par exemple le simple geste d’entrer dans le dojo, toute ma vie est là. Si je vis chaque instant et donc chaque geste de mon existence avec cette attitude-là, ou en tout cas déjà avec cette intention, alors il y a de très très grandes probabilités pour que chacun de mes gestes soit un moyen de conversion profonde en moi.
Nous ne pouvons pas rester simplement à la périphérie de nous-mêmes ou à la périphérie de la Voie. Nous ne pouvons être qu’au cœur de notre réalité. Dans la Voie, il y a un très bel enseignement qui dit “être avec ce qui est tel que c’est”. C’est la chose la plus difficile à réaliser. Mais pour être avec ce qui est tel que c’est, encore faut-il déjà être avec ce qui est. Encore faut-il être dans la présence de cela, “être au cœur de…”. Nous pourrions dire que pratiquer la pleine présence, c’est être au cœur de, c’est sentir que chaque moment dans notre vie, chacun de nos gestes, que ce soit ici dans le dojo, ou dans notre vie, finalement, forme la réalité vivante de notre existence. Il ne s’agit pas de pratiquer la pleine présence, parce qu’il faut pratiquer la pleine présence, ni parce que l’enseignement dit qu’il le faut, ni parce qu’il y a un godo, un enseignant qui dit que c’est important, parce qu’une instance extérieure nous invite à le faire. C’est important de pratiquer la pleine présence parce que c’est la réalité de notre existence. Tout simplement.
Par exemple, en ce moment, nous sommes tou.te.s ici. Et bien la réalité de notre existence, c’est d’être ici. Il n’existe pas autre chose que cela. Il est important de réaliser que rien d’autre n’existe dans notre existence, que le moment dans lequel nous sommes engagés.
Ceci est totalement l’esprit de zanshin : être dans une totale attention, une totale présence à chaque instant. Et être dans une totale présence à chaque instant nous amène et nous ramène aussi à une autre réalité qui est l’impermanence. Comme tout n’arrête pas de changer de forme dans notre existence, nous ne sommes jamais de façon durable dans la même forme, notre corps n’est jamais réellement le même d’un instant à l’autre, toujours en mouvement. Le mouvement, ce n’est pas simplement bouger avec son corps, faire de grands gestes, marcher, courir. Bien sûr, tout cela est mouvement, mais même quand on est dans cette immobilité toute relative de zazen, il y a beaucoup de mouvements. L’immobilité de zazen est toujours relative : ça n’arrête pas de bouger en soi. Donc le fait d’être dans le mouvement, dans ce changement de forme, nous amène aussi à l’impermanence, c’est-à-dire à ce qui bouge sans cesse dans notre existence, à ce qui bouge en nous-même, ce qui bouge autour de nous et également ce qui bouge dans notre manière d’être et d’évoluer dans le monde, dans notre vie quotidienne.
Comment s’accorder au mouvement, à cette impermanence de notre existence ? Voilà une question importante dans notre vie.
Il y a souvent en nous une très grande tension qui génère une très grande souffrance dont nous avons plus ou moins conscience. Nous n’en avons d’ailleurs le plus souvent pas conscience. Cette tension vient du fait que notre système conditionné qu’on appelle l’ego ou l’identité, cherche, recherche sans cesse, désespérément, un point de référence fixe, immuable, non seulement en lui-même, mais aussi dans l’existence. Or, si nous observons attentivement notre vie, ce qui se passe en nous-mêmes, ce qui se passe dans le monde, alors nous pouvons voir que tout nous démontre l’omniprésence du changement, l’omniprésence de l’impermanence. Et c’est de l’opposition entre cette réalité, cette omniprésence de l’impermanence et la recherche éperdue de stabilité du système conditionné, que se génère cette très forte tension en nous.
Revenons maintenant à la question de comment s’accorder à notre réalité vivante, sans cesse changeante, sans cesse en mouvement. La réponse est dans la pratique de zazen et dans zanshin. Si nous laissons rayonner la pratique de zazen dans le moindre de nos gestes, la pratique de zazen est zanshin, et zanshin est la pratique de zazen, et cela va permettre de nous accorder, non pas à nos projections, ni à nos envies, à nos peurs, à nos angoisses, mais de nous accorder à chaque instant que nous vivons, qui est en mouvement.
Là où la pratique de zazen est d’une très grande aide, une aide précieuse, c’est que s’accorder au mouvement, s’accorder à ce que l’on nomme l’impermanence, demande une extraordinaire acuité de l’esprit. Et la pratique de zazen va permettre justement de pouvoir cultiver, d’établir cette acuité-là en soi, dans la mesure où l’esprit va toujours revenir à l’instant. Nous allons cesser de nous échapper. Nous allons sans cesse ramener cet esprit à la réalité vivante, et cette acuité va se développer en nous et nous permettra d’être vraiment là, dans l’instant.
Mais en même temps, l’acuité de l’esprit ne suffit pas pour être totalement accordé à cette réalité vivante de chaque instant, cela demande également un autre aspect de soi-même qui est l’ouverture, la souplesse du cœur. Cette ouverture, cette souplesse du cœur, dans le sens de ne pas résister à l’instant, est très importante.
Parfois nous pouvons avoir un état de concentration très fort pour être là, mais si en nous, il y a une résistance à l’instant, c’est-à-dire s’il y a jugement ou analyse, alors il n’est pas possible de nous accorder. L’ouverture signifie alors ne plus résister aux événements, aux situations qui adviennent. Quand nous sommes en zazen, les situations, les événements, peuvent être des sensations, des douleurs, des états d’esprit, des pensées, des souvenirs, des images, il y a toutes sortes d’événements qui se passent en soi. Et ne pas résister permet de pouvoir s’accorder à ce qu’on appelle l’impermanence, le mouvement. Cela demande une alliance entre cette acuité de l’esprit, cet esprit qui est là, intensément là et cette ouverture du cœur, accueillir, être dans une forme d’acceptation de ce qui est là plutôt que dans le rejet, le combat, le refus, ou la volonté que ce soit autrement. Parce qu’être avec ce qui est, tel que c’est, c’est cesser de vouloir infléchir la réalité à son désir, à ce que l’on souhaiterait, à ce que l’on voudrait. C’est être pleinement avec la réalité telle qu’elle est maintenant. Et dans cette grande loi du mouvement et de l’impermanence, ça bouge, ça change et ça demande cette grande acuité, cette souplesse et cette ouverture du cœur.
D’où l’importance finalement, d’amener cette pratique de la Voie dans chaque moment de sa vie, je crois que c’est important de parler vraiment de “pratique” parce que c’est une pratique. Il y en a parmi nous aujourd’hui qui pratiquent depuis quelques années, voire même quelques dizaines d’années et on peut voir à quel point ce n’est pas si facile que cela d’être dans la réalité présente, de ne pas faire de catégorie par rapport aux actions dans lesquelles nous sommes engagés. Ce n’est pas si facile de pouvoir être pleinement là à chaque instant. Donc c’est vraiment une pratique.
Dans les paramita, on parle de l’effort. Oui, c’est un effort, c’est un effort dans le sens où l’on donne son énergie pour cela, mais peut-être que derrière le mot effort on pourrait ajouter un adjectif qui, je pense est important : c’est un effort “joyeux”. Joyeux parce que pratiquer cela, c’est pratiquer la voie d’éveil, c’est pratiquer cette réalité de pouvoir réaliser notre dimension la plus profonde donc d’être accordé à ce que nous sommes réellement. Il est donc important que cet effort soit joyeux, qu’il ne soit pas qu’un effort de tension dans la pratique et dans les gestes.
Questions / réponses
Q : Dans la vie de tous les jours, enfin, surtout au travail, j’ai l’impression que ce que l’on nous demande, c’est de passer notre temps à résoudre des problèmes. Et quand il n’y a pas de problème, on nous demande d’anticiper des problèmes qui pourraient survenir. Dans ces conditions, comment peut-on arriver à concilier l’esprit du geste, être pleinement là, alors que l’on nous demande en fait de faire l’inverse, d’être toujours dans l’anticipation et non pas dans l’instant ?
R : Effectivement, c’est là que vient la difficulté de la pratique : dans sa vie. Mais néanmoins, même si d’un point de vue mental, il faut que tu résolves des problèmes dans ton travail, même si tu dois réfléchir, même si tu dois anticiper, ça ne t’empêche pas d’être reliée, par exemple, au corps. Même si tu es assise derrière ton ordinateur à devoir pianoter sur le clavier pour pouvoir résoudre un problème, tu peux aussi le réaliser en étant présente quand tu es assise sur ton siège, tu peux amener ton attention sur le contact de tes doigts sur les touches de l’ordinateur. Je ne dis pas que c’est facile, mais simplement que ce n’est pas antinomique.
Quand nous sommes dans le monde relatif, il y a des contraintes, alors comment faire pour que la contrainte elle-même ne soit pas seulement une contrainte ? Cela va demander de ramener cette réalité-là dans le corps vivant, dans la sensation : dans la sensation d’être assise, la sensation de pianoter, la sensation de respirer, parce que même si tu résous des problèmes, tu respires. Parce qu’avant d’être des êtres pensants, nous sommes des êtres vivants et donc des êtres respirants. Du coup, cette contrainte de résoudre, d’anticiper peut se convertir en une pratique de présence. Et si tu es le plus possible dans cette “présence”, si tu ramènes ton attention, un peu comme en zazen, tu verras que ton action va être du même coup également plus efficace, parce que tu vas être moins en tension, intérieurement. Parce qu’il y a une tension en toi, entre ce qu’on te demande et ce que tu aimerais faire, c’est-à-dire être plutôt dans une pratique. Si tu peux mettre ça en place, toute tension disparaît puisque finalement tu es en train de pratiquer. Ce que je suis en train de dire peut sembler facile parce que ce ne sont que des mots, mais cela ne veut pas dire que ce soit facile à faire. En tout cas, c’est important de l’amener à une pratique. Parce que l’anticipation qu’on te demande peut se réaliser dans ton maintenant et dans la présence. Si tu y parviens, il n’y a plus d’antinomie, parce qu’il n’y a pas de division.
Q : Esprit du geste et esprit de zazen. Je ne vois pas de différence.
R : Effectivement, il n’y a pas vraiment de différence. Zanshin, l’esprit du geste, est une expression qui existe également dans les arts martiaux. Elle y désigne cette présence dans chaque geste, dans chaque mouvement, dans chaque kata. Au départ, dans les arts martiaux, cela concerne vraiment le geste, le mouvement en lui-même. Dans le dojo, et dans toutes les pratiques, on va parler de l’esprit du geste, par exemple, à propos des attitudes corporelles que l’on y réalise : se déplacer dans le dojo, faire gassho, s’asseoir en zazen, saluer… qu’il s’agit de pratiquer avec attention et avec présence. Donc il y a une différence, avec zazen, parce que jusque là, on était en mouvement.
Mais si nous parlons d’esprit, alors nous sommes dans le cœur, nous ne sommes plus dans la forme. Et là, effectivement, il n’y a pas de division entre l’esprit de zazen et l’esprit de zanshin. Parce que zazen est aussi un geste, dans le sens où c’est une posture, c’est une forme, c’est un mouvement, donc ce que je pourrais dire pour répondre, c’est que l’un et l’autre se nourrissent finalement. Le fait d’être dans la pratique de zazen et dans cet esprit d’attention, de présence à chaque instant dans la pratique va nourrir cette qualité et cette capacité de d’être présent.e dans ses gestes, dans ses mouvements. Et le fait d’être présent.e, de cultiver, de pratiquer cette attention, cette présence dans le moindre de ces gestes va aussi nourrir la pratique de zazen, donc l’un et l’autre finalement, vont sans cesse interagir, s’interpénétrer au niveau du cœur, au niveau de l’esprit. On pourrait dire que zanshin est l’expression de la pratique de zazen dans toute sa vie et pas seulement dans une posture particulière, pas seulement dans un moment ou dans un lieu en particulier.
Q : J’aimerais ajouter que j’ai pratiqué des arts martiaux “externes” et dans le dojo, sur les tatamis, il y avait des gens qui pouvaient être extrêmement concentrés, et avoir une présence à l’instant extrêmement puissante mais qui au niveau de l’esprit, au niveau du cœur, c’était pas ça du tout. Donc je pense que la dimension du cœur-esprit dont tu parles, les deux ensemble, qui sont l’expression de zazen, sont vraiment importants parce que, comme on le dit souvent, un voleur peut être extrêmement concentré et présent à ce que à ce qu’il fait. En ce moment, les soldats en Ukraine pour ne pas mourir, il faut vraiment qu’ils soient totalement dans l’instant.
R : Tout à fait, c’est pour ça que j’ai parlé tout à l’heure de la dimension d’ouverture, de la souplesse du cœur, parce que c’est effectivement essentiel dans l’esprit de zazen ou dans l’esprit du geste.
Parfois, dans la pratique nous pouvons avoir tendance à privilégier cette attitude de concentration, d’être là – et il est vrai que c’est un point essentiel parce que notre vie est là – mais tu as raison, elle ne doit pas être dissociée de la dimension d’éveil et d’ouverture du cœur qui va non seulement permettre de ne pas résister à ce que l’on vit, mais aussi d’être ouvert à tout ce qui est là, que ce soit en soi-même ou autour de soi. C’est le point le plus délicat avec la concentration : quoi qu’il se passe dans mon existence – ou en zazen – est-ce que je peux tout simplement être avec cela, c’est-à-dire sans porter de jugement, sans même chercher à le modifier. Juste être totalement avec.
Et c’est là, où la dimension du cœur va être importante, c’est-à-dire d’être au cœur de ce qui est là, sans chercher à en faire autre chose. Quoi qu’il se passe dans ma vie (une pensée, un événement), comment est-ce que je peux arrêter d’en faire un quelque chose ? Un quelque chose qui dérange ma vie, qui dérange ma pratique, qu’il faut que j’élimine parce que je ne suis pas bien avec ? Ou est-ce que je peux tout simplement être en face, avec, totalement avec. Et là je te rejoins totalement, car c’est là où la dimension du cœur va prendre toute sa mesure.
Q : Parfois on doit réfléchir par exemple pour préparer les choses qu’on va faire dans le futur (partir en sesshin par exemple), et il me semble qu’au moment où l’on réfléchit, on doit rester conscient que l’on est maintenant et que demain, ça peut être tout à fait autre chose.
R : Dans ceci, il y a deux aspects.
Effectivement, dans la vie relative, dans nos conditions de vie, nous avons besoin d’anticiper, de réfléchir, de projeter. C’est une réalité incontournable. Et il ne s’agit pas bien sûr d’arrêter de réfléchir.
En revanche, si l’on se place du point de vue de l’être, par exemple pendant zazen, il n’y a absolument pas besoin de réfléchir, il n’y a absolument pas besoin d’élaborer des pensées, il s’agit juste d’être là et néanmoins, même pendant zazen, ça n’arrête pas d’élaborer, ça n’arrête pas de juger…
Effectivement, dans nos conditions de vie, il y a parfois la nécessité d’anticiper mais ce qui est important dans cet état de présence, c’est de ne pas se cristalliser, de ne pas se figer sur notre projection parce que de toute façon, ce que nous avons projeté ne sera pas la réalité vivante. Donc si l’on doit projeter quelque chose, il s’agit de rester dans une certaine souplesse, d’être accordé au maintenant advenu qui ne sera pas exactement comme l’image que l’on s’était représentée sur ce temps futur, parce que c’est souvent cet attachement à l’idée que l’on s’était faite du futur qui est cause de souffrance.
Lorsque je projette quelque chose dans mon futur :” Tiens, demain ou après-demain je vais faire ça”, le système va élaborer une image de cette situation future. Mais une fois le moment arrivé, évidemment, la réalité ne correspond pas vraiment à l’image que je m’en étais faite. Lorsque je confronte l’image et la réalité, ce n’est pas tout à fait la même chose. Si je suis cristallisé sur mon désir, sur ma projection du futur, je vais générer un état de souffrance.
En revanche, si l’attitude reste souple, c’est-à-dire si je peux rester ouvert et accordé à la réalité vivante, alors je vais pouvoir ajuster la projection à la réalité vivante.
Et cet ajustement ou ce réajustement est un point essentiel, je dirais même dans la pratique de zazen. Car zazen, finalement, c’est se réajuster d’instant en instant : je peux avoir une idée, une projection de ma posture, de ma pratique ou je peux me réajuster d’instant en instant à la réalité vivante.
Donc oui, je suis d’accord : dans la vie relative, dans nos conditions de vie, il est nécessaire de faire des projections, mais il est important de ne pas s’y figer, de ne pas s’y attacher.
Q : Comment cultiver la joie (au sens de l’esprit joyeux, de la tranquillité de l’esprit et la joie du cœur) ?
R : Alors la joie, je ne sais pas si elle se cultive… Je crois qu’il y a deux formes de joie qu’il faut expliciter.
Il y a l’émotion de la joie, qui survient suite à un événement extérieur, par exemple parce que j’ai acheté le dernier ordinateur et ça me rend joyeux. Il s’agit là d’une émotion de joie qui peut être vécue aussi dans le corps, comme une forme d’excitation.
Et il y a le sentiment de la joie. Le sentiment de la joie, c’est une très grande ouverture, d’une tranquillité incroyable et qui n’est soumise à aucune condition extérieure. Et cette joie-là, on la cultive au sein de la pratique : plus je vais entrer dans la dimension de l’être, de la dimension de la présence et de l’ouverture, et plus va s’ouvrir en moi cette réalité. On ne peut pas à proprement parler de la créer, on ne peut pas la développer, c’est notre réalité profonde. Ce que nous pouvons faire, c’est mettre en place des conditions favorables pour que cette joie profonde puisse rayonner. Nous n’allons pas cultiver la joie mais nous allons cultiver un état d’esprit et un état de présence et d’attention qui vont permettre à ce sentiment, à cette réalité de la joie, qui est notre réalité profonde, d’advenir.
Nous disons souvent que ce que nous appelons la réalisation, ou l’éveil, c’est réaliser l’état de bonheur et de joie, mais ce n’est pas le bonheur qui est soumis aux conditions, ce n’est pas le bonheur qui est soumis à la dualité mais le bonheur qui est au-delà de toute définition et au-delà de toute condition. Ce n’est pas la joie que l’on va cultiver, mais c’est ce qui va permettre que cette réalité profonde puisse s’ouvrir, puisse advenir.
Q : Est-ce qu’il y a un but principal à atteindre quand on pratique zazen ?
R : C’est une grande question. C’était une grande question. Je dirais que dans la réalité profonde de la Voie, il n’y a rien à atteindre, dans le sens où on ne peut pas atteindre une réalité qui a toujours été là. En revanche on peut s’y ouvrir. C’est pour ça qu’on parle de réalisation. De toute façon, nous ne pouvons nous ouvrir qu’à cette réalité là, mais pas l’atteindre, donc finalement, d’un point de vue absolu, il n’y a pas de but. Quand je dis qu’il n’y a pas de but, je veux dire par là qu’il n’y a pas quelque chose à atteindre parce que dès qu’on met un but, c’est une projection.
Maintenant, il y a une autre réalité plus relative, c’est qu’avant de réaliser que la Voie est mushutoku (cet esprit sans but, sans intention), au départ, quand on s’assoit au zazen, on va quand même avoir un but, ou quelques buts, par exemple d’être plus calme. Mais la pratique elle-même, l’enseignement, va se charger de nous faire réaliser que finalement, il n’y a absolument rien à atteindre. Si je m’assois par exemple, en zazen, tout est là. Si je peux comprendre que tout est là, il n’y a pas à atteindre quelque chose parce qu’on ne peut pas atteindre quelque chose qui est déjà là, en soi. On ne peut que le réaliser.
Q : Sans effort ? Je croyais que le but principal de zazen, c’était l’éveil, c’était l’illumination, c’est pour ça que je vous pose cette question.
R : Le sens profond de la pratique, c’est la réalisation de notre véritable nature, mais notre véritable nature est déjà là. C’est dans ce sens-là que je dis qu’il n’y a rien à atteindre. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas un cheminement, bien entendu, mais chaque pas fait le chemin, chaque pas est un moyen de réaliser.
Parce que cette idée de but à atteindre amène une croyance que la réalisation va toujours se passer loin de soi, à l’extérieur de soi. Alors que la réalisation, ce qu’on appelle l’éveil, ou la nature de Bouddha – Ejo parlait de la “lumière spirituelle” – n’est pas à l’extérieur de soi. Elle est essentiellement là. D’ailleurs, elle n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Elle est là ! Et cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de cheminement, c’est une pratique et donc un cheminement. Mais nous cheminons dans une réalité qui est là. Et ceci est un point fondamental de la Voie et de la pratique de zazen, c’est que cette nature de Bouddha est déjà là, en nous. Nous sommes tous Bouddha. Après, je pourrais préciser : non réalisés. Mais fondamentalement, nous sommes Bouddha. C’est-à-dire un être éveillé mais non réalisé. Donc le chemin c’est de le réaliser, mais c’est un chemin qui ne passe pas par un objet qui serait comme un graal et qui serait à l’extérieur de soi. Le chemin est en soi, ce cheminement se passe en soi-même, c’est donc dans ce sens-là que je dis que ce n’est pas un but à atteindre.
Q : Oui, je comprends. Mais si tout est déjà là, est-ce qu’un criminel, par exemple, peut lui aussi arriver à devenir honnête, illuminé, sans faire beaucoup d’efforts ?
R : Alors tout être humain, quel qu’il soit – et ça, c’est peut-être difficile à entendre – peut, non pas sans effort, mais peut s’éveiller. Et pourquoi est-ce qu’il peut s’éveiller ? Parce que ce n’est pas l’ego qui s’éveille.
C’est la réalisation qui se réalise, et c’est le sens même du kesa. Le kesa est le vêtement de la conversion. “Ça” se convertit en soi, ce n’est pas l’ego qui réalise, d’ailleurs l’ego va être absorbé, va même imploser dans la réalisation. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’effort, qu’il n’y a pas un cheminement à faire en soi-même. Une voie sans effort, je n’en connais pas. Bien sûr qu’il y a un chemin à faire en soi-même.
Après, il y a une réalité, c’est que parfois il y a des êtres qui sont touchés par la grâce. Et s’il y a bien une réalité qui échappe à toute définition et à toute condition, c’est l’éveil. Et quand je dis ça, je ne dis pas qu’il ne faut plus pratiquer. Je dis simplement que l’éveil spirituel échappe à toute condition et à toute définition. Après, le plus important, c’est de cheminer avec ce que nous sommes, il ne s’agit pas de ce que font les autres ou si les autres le pourront ou pas, c’est soi-même ! Et bien évidemment qu’il y a un chemin à pratiquer.
Je voudrais dire encore une chose par rapport à zanshin. Il y a dans l’esprit du geste ou dans ce que l’on appelle l’esprit qui demeure, une réalité qui est importante : c’est l’esprit qui ne s’approprie plus le geste. Il y a présence dans un geste, quel qu’il soit : je marche, j’ouvre une porte, il y a une totale présence à cela, une totale attention, mais la forme profonde de l’esprit du geste, c’est le moment où l’identité (ou l’ego) ne s’approprie pas cette action-là en tant que “je” fais cela. Il y a une action, un mouvement, une présence, une conscience qui est là, mais sans l’appropriation de cette action, sans identification à cette action, à ce mouvement. Et cela, c’est un des aspects les plus profonds de la pratique de l’esprit du geste.
Merci, bonne pratique à vous, dans vos dojos respectifs et puis surtout dans la vie, parce que c’est là que ça se passe vraiment.