Le Bodhisattva est celui ou celle qui reconnaît être fondamentalement un être d’éveil, et qui dédie sa vie à la réalisation de l’éveil au sein de l’existence. De cette reconnaissance naît un désir profond de partager cela avec tous les êtres.

Il formule quatre vœux qui sont la base de sa vie mais pour que ces vœux ne restent pas seulement des « bonnes intentions » ils sont accompagnés par ce qui est appelé traditionnellement les six paramita.

Il existe différentes traductions des paramita tel que, « perfections », « aller au-delà » ou encore « ce qui permet d’atteindre l’autre rive », mais la plus simple et peut-être la plus ajustée est tout simplement « les six pratiques ». Pratique, dans le sens de les cultiver dans le terreau qu’est le quotidien de son existence, alors vécues ainsi elles deviennent de véritables « passeurs » vers une vie de plus en plus éveillée.

Les six pratiques sont les axes que cultive le Bodhisattva dans le quotidien de l’existence. Mais elles ne sont pas réservées uniquement au Bodhisattva, elles peuvent aussi être un axe de vie pour toutes les personnes qui se sont engagées dans le cheminement spirituel.

Ces six pratiques sont orientées à la fois vers soi-même et pour le bien de tous les êtres.

Les six pratiques sont : le don ou la générosité, la conduite éthique, la concentration, l’énergie, la patience, la sagesse intuitive (prajna paramita).

Souvent, traditionnellement, elles sont présentées de la plus « facile » à réaliser à la plus subtile, ce qui pourrait induire qu’il y aurait un ordre hiérarchique, mais en fait toutes les paramita sont essentielles. Elles sont en complète interdépendance ; nous ne pouvons pas en pratiquer une et mettre les autres de côté, en attente. Quand nous en pratiquons une, nous pratiquons toutes les autres ; elles sont inséparables. Ainsi, en pratiquant les paramita, en les regardant comme existant chacune à part entière et en totale interdépendance les unes avec les autres, s’abandonne cet état d’esprit qui cherche toujours à séparer, à diviser, à créer des catégories.

Maître Deshimaru disait : « Les six paramita fondent les 10 000 pratiques de la vie quotidienne. Nous ne devons pas vivre selon des connaissances intellectuelles, mais par notre être tout entier, par notre corps et par notre esprit. »

Ceci est un point essentiel car la connaissance, la compréhension de soi, de la Voie qui est seulement acquise par le système mental, par le savoir, reste à la périphérie de l’être et n’atteint pas la profondeur, ne permet pas d’appréhender la totalité. Car le système mental ne connaît que les étiquettes au sujet de soi, des autres, au sujet de la voie, de la vie. La véritable compréhension est une compréhension intuitive qui ne vient pas de ce que nous saisissons avec le système mental, de ce que nous comprenons avec la conscience égocentrée, mais se réalise dans ce qui s’abandonne. Elle se réalise quand nous nous dépouillons des définitions, des croyances, des idées préconçues auxquelles nous sommes attachés, fixés.

Elle surgit à travers le corps dans la répétition consciente de la pratique méditative assise et de la pratique de la présence dans les différents moments qui tissent la toile de notre existence. C’est cette répétition en conscience (gyoji), avec un esprit frais, avec un esprit neuf, qui permet à la sagesse du coeur de se révéler.

S’exercer à pratiquer les paramitas permet donc d’entrer en profondeur dans toutes les actions de notre vie, de vivre chaque action dans la conscience, pas seulement dans un dojo, pas seulement pendant la méditation assise, mais dans tous les instants de notre vie. Ce qui permet de vivre la vie quotidienne comme une expression du cheminement spirituel.

Un sutra dit que le Bodhisattva, en empruntant le chemin des paramitas, marche avec les éveillés. Elles sont le véhicule qui nous met en marche sur le chemin de l’Eveil. C’est la pratique « méditative active ».

Le don

Je continue les six pratiques du Bodhisattva avec celle du don ou de la générosité. Je rappelle que les six pratiques sont un véritable cheminement pour s’abimer dans la voie c’est-à-dire non seulement d’y consacrer toute son énergie mais aussi de plonger dans les profondeurs de soi-même.

Ce cheminement permet de fissurer les murs de la forteresse du système conditionné (égo) pour laisser advenir l’intelligence du cœur. L’élan, le parfum de la générosité se diffuse largement pour tous les êtres quand le cœur est ouvert. La générosité pour tous les êtres est un des aspects essentiels de la pratique de la voie et de l’enseignement du Bouddha.

Cette « première » pratique du Bodhisattva nous invite à cultiver la qualité de cœur du don mais aussi du partage qui nous permet de nous libérer de l’attitude égo-centrée et de nous ouvrir à la compassion. Cette qualité de cœur nous permet aussi de reconnaître nos véritables besoins et de nous libérer de l’insatisfaction, de la peur de manquer. Ce qui nous amène à vivre plus intensément le moment présent.

La pratique du don est donc une pratique essentielle car notre manière conditionnée de fonctionner est de prendre, de nous approprier, de posséder. Cette attitude imprime en toile de fond de chacune de nos actions mais aussi de nos relations la question plus ou moins consciente : « Quel bénéfice puis-je en retirer ? »

C’est-à-dire que le voile de l’avidité, qui est dans la tradition un des trois poisons (ignorance, avidité, colère ou aversion), est au centre de nos différentes actions. En fait, si nous nous observons honnêtement dans nos activités diverses nous pouvons « voir » que ce voile a inconsciemment une place prépondérante dans notre vie. Ce n’est ni bien ni mal, c’est un fait. Mais si nous voulons que ce voile cesse d’obscurcir notre attitude d’être dans la vie, si notre désir profond est de réaliser l’éveil, nous sommes amenés à convertir ce fonctionnement.

Et la pratique du don est un chemin de conversion qui nous permet d’abandonner l’esprit qui fait toujours des calculs en classifiant les avantages et les désavantages, l’esprit qui consent à donner à condition qu’il en retire un certain bénéfice ou si cela se remarque.

C’est donc le don totalement gratuit, sans chercher de retour, sans calculer, ce que nous appelons aussi dans la voie du zen l’esprit mushotoku, sans but égoïste, sans esprit de profit.

Et il devient de plus en plus essentiel aujourd’hui de cultiver cette valeur du don dans le monde dans lequel nous vivons où l’esprit de profit est au premier plan, et nous pouvons en observer toutes les conséquences dramatiques qui en découlent dans le non respect du vivant et dans les différentes relations humaines.

Il existe beaucoup de façons d’être dans le don. Par exemple, dans certaines traditions religieuses, la pratique du don est essentiellement de faire des offrandes matérielles, de donner de la nourriture, de l’argent. Même si cela s’avère important pour cheminer dans la voie du détachement et aider les êtres dans le besoin, si nous ne sommes pas vigilants, dans cette manière de donner peut se développer l’espoir d’obtenir quelque chose en retour, un enseignement, l’espoir d’être sauvé. C’est pour cela que la pratique du don ne se réduit pas seulement au fait de donner mais demande d’être dans la conscience et l’observation de l’esprit qui anime l’action de donner. Qui donne ?

L’action de donner n’est donc pas qu’une question de « faire » des dons matériels mais une attitude du cœur et de l’esprit, et aussi un don de soi-même.

Quand nous sommes dans le don qui émane de l’ouverture du coeur, naturellement s’abandonne l’état d’esprit qui se recroqueville sur lui-même, l’état d’esprit qui s’attache à ce qu’il croit lui appartenir, s’abandonne l’état d’esprit de l’avidité pour laisser la place à la « générosité joyeuse ». Pour laisser la place au don qui se situe au-delà du gain et de la perte, au-delà de soi, au-delà même de la volonté de donner…

Maître Deshimaru disait aussi que d’être heureux était un grand don. C’est-à-dire de ne pas culpabiliser d’être heureux. Ce qui peut s’avérer être souvent le cas, car autour de soi il existe tellement de souffrances, de gens malheureux, de la misère… Mais c’est justement parce qu’actuellement nous vivons dans un monde difficile qu’il est important d’offrir sa joie, de la laisser rayonner pour donner une autre nourriture au monde et aux autres.

Ce sont aussi des « gestes » très simples que nous pouvons donner, partager dans la vie quotidienne, qui émanent de soi, de son attitude dans la vie, de son attitude vis-à-vis des autres. Par exemple, tout simplement donner un sourire, un regard accueillant, un geste attentionné, de sa présence, de l’écoute bienveillante. Offrir de manière simple et désintéressée ce qui peut soulager, avec sagesse et compassion pour ne pas donner à partir de ses propres peurs, de ses propres désirs et de ses propres croyances.

Mais donner n’est pas seulement un mouvement de soi vers l’extérieur, vers l’autre. Dans ce geste nous oublions souvent qu’il existe celui ou celle qui donne et celui ou celle qui reçoit. Si l’acte de donner est essentiel dans le cheminement spirituel, celui de recevoir l’est tout autant. Nous pouvons considérer le fait de recevoir comme un don.

Toutefois nous pouvons remarquer dans notre vie combien il peut être difficile de recevoir simplement sans que cela occasionne une gène, une tension, un refus car nous n’avons rien à échanger en retour ou que nous ne nous en sentons pas dignes. Recevoir simplement, librement demande de réaliser un certain degré d’ouverture et d’humilité. La plénitude de la générosité et du partage est directement reliée à la capacité de recevoir dans cette simplicité.

Mais en dernier lieu, un des plus grand don que nous puissions faire à l’humanité, c’est notre engagement dans la pratique de la voie, dans la pratique de la méditation assise (zazen) sans ménager notre énergie, sans chercher à en obtenir un résultat et perpétuer ainsi le don de Bouddha et de tous ceux et celles qui se sont succédés et ont consacré toute leur énergie, donné toute leur vie pour transmettre la Voie sans en attendre quoi que ce soit.

La générosité, le partage sont la manifestation de l’ouverture du cœur, d’un cœur aimant d’où jaillit la joie quand ces qualités inhérentes de l’être peuvent s’exprimer sans entraves. Ultimement, nous n’avons ni à être généreux ni à le devenir mais à nous dépouiller de tout ce qui empêche la clarté originelle du cœur de l’être de rayonner librement.

Si nous considérons la vie comme un don précieux et si nous la recevons en tant que tel nous éprouvons un sentiment de joie, d’amitié et de gratitude envers la moindre manifestation du vivant, une fleur qui s’ouvre à la lumière du soleil, le chant du vent dans le feuillage des arbres, un sourire, la présence d’un être cher… De ce sentiment de gratitude émerge naturellement la générosité, l’élan du partage et l’amour.

Je vais maintenant poursuivre avec les six pratiques du Bodhisattva, la conduite éthique.

La conduite éthique s’appuie sur le socle de la compassion et de l’amour universel pour tous les êtres, qui est au cœur de tous les enseignements du Bouddha. Ce qui nous demande avant tout de prendre conscience de la faculté de bienveillance, d’amour qui est en nous pour pouvoir l’éprouver en tous les êtres et pour tous les êtres. Elle se décline en dix préceptes ou fondements éthiques qui établissent les fondements du cheminement spirituel (vous trouverez les fondements affichés au centre et sur ce site internet).

Tout d’abord, le plus important est de ne pas interpréter, de ne pas vivre ces fondements comme de grands principes moraux fondés seulement sur des interdits, des défenses, des mortifications, ou de les vivre comme des grandes lois figées qu’il faudrait suivre en s’appuyant seulement sur l’action volontaire.

La conduite éthique exprime la « nature », la sagesse de Bouddha. Bouddha est employé ici dans le sens de la réalité éveillée qui est au coeur de chaque être humain.

Yoka Daishi disait que les préceptes étaient imprimés au fond de notre esprit, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas que des lois extérieures. Ils nous fondent dans notre réalité la plus profonde, la plus intime. Ils sont la manifestation, l’expression même de l’esprit d’éveil (Bodhaïshin).

La conduite éthique est donc l’art précieux d’être bouddha (d’être éveillé) dans la vie quotidienne. Nous ne pouvons pas réaliser les préceptes et les comprendre par notre seule volonté ou par l’intelligence conceptuelle. Sinon, le piège est qu’ils deviennent des principes, des dogmes et que le système conditionné (ego) s’en serve pour se renforcer, pour asseoir un pouvoir, pour s’affirmer sur les autres.

A partir de la pratique de la méditation assise (zazen), nous pouvons les comprendre de plus en plus profondément, avec la sagesse du corps et de l’esprit sans séparation. Dans ce sens la racine des préceptes, leur essence, est zazen. Ils sont la manifestation de zazen, qui lui-même est la manifestation du cœur éveillé, dans l’action de la vie quotidienne.

Ils sont le trait d’union entre les actes dans sa vie quotidienne et les valeurs philosophiques permettant ainsi que le quotidien de la vie et la voie, l’engagement spirituel, ne soient plus qu’un seul et même geste.

A ce propos, Maître Deshimaru disait : « Les préceptes symbolisent la transmission de Bouddha, ils reflètent le satori, l’éveil à l’esprit de Bouddha. Le précepte le plus haut est zazen. Zazen est au-delà des préceptes, il les inclut tous. Les préceptes des soûtra demeurent au niveau du formalisme, faire zazen revient à devenir Bouddha, la vie cosmique, le vrai précepte. »

Ce qu’il exprime ici n’induit pas qu’il ne faut pas en faire l’axe de sa vie, car ils sont une lumière pour éclairer le chemin de notre existence, un appui pour ne pas conduire notre vie seulement à partir de nos conditionnements, de nos schémas mentaux.

Si nous étions seulement animés dans notre vie par l’esprit de zazen, l’esprit de compassion, de non-séparation avec tous les êtres, avec tout le cosmos, il n’y aurait effectivement pas besoin de suivre les préceptes, chacune de nos actions en serait l’expression.

Quand nous sommes de plus en plus guidés par l’esprit d’éveil, ce n’est pas que le système conditionné qui nous conduit, alors, le fait, l’intention de tuer, de voler, de convoiter, de critiquer, de s’enivrer, etc. ne nous traverse pas l’esprit, n’entraînant pas ainsi l’acte.

Mais si nous observons avec une attention dépourvue de jugements et sans complaisance notre manière d’être, notre manière de fonctionner dans la vie, nous pouvons prendre conscience que notre vie est souvent dirigée par le fonctionnement de l’ego qui cherche à engranger du savoir, des connaissances, à amasser des objets matériels et à s’y attacher, qui cherche à avoir du pouvoir sur soi, sur les autres, sur le monde. Nous enfermant dans la croyance que le bonheur, la liberté se trouvent exclusivement dans les différents objets du monde extérieur.

L’identification à ce système nous fait vivre à travers les désirs, l’aversion, la peur. La peur du monde, la peur des autres, et c’est à partir de cela que se déploient tous les processus de l’ego : l’appropriation, l’attachement, la lutte, le rejet, l’opposition, la séparation… qui régissent notre vie, créant de la souffrance en soi-même et autour de soi.

En interdépendance avec cette prise de conscience, les préceptes peuvent être nécessaires, peuvent être une véritable aide sur la Voie, permettant de mettre en relief nos attitudes conditionnées et de les convertir en donnant une réponse plus ajustée, et ainsi être le véhicule éveillé qui conduit notre vie.

Si dans notre manière de vivre, d’être avec les autres nous réalisons que certains de nos actes sont éloignés de la conduite éthique, il est important que cette réalisation ne se transforme pas en culpabilité ou en jugement. Comme il est tout aussi important que cette réalisation ne soit pas regardée avec complaisance. Mais qu’elle nous permette de réajuster nos actions ou nos intentions pour qu’elles ne provoquent aucune souffrance.

N’oubliez pas que la conduite éthique s’appuie non seulement sur le socle de l’amour et de la compassion pour tous les êtres, mais aussi sur la conscience que la faculté de bienveillance et d’amour est en soi-même, qu’elle peut être une compagne précieuse sur la voie pour nous éveiller à notre dimension la plus vaste, rayonnant ainsi dans chacune de nos actions.

La patience

 Je continue avec le cheminement du Bodhisattva qui se décline par six pratiques qui sont les fondements de la pratique spirituelle du zen. Après avoir abordé le don et la conduite éthique je vais poursuivre avec la patience.

L’être humain que nous sommes, ou plus exactement l’identification au système conditionné, nous amène à vouloir intensément assouvir le moindre désir. Cette manière de fonctionner est fortement sollicitée dans notre société actuelle et beaucoup d’entre nous supporte de moins en moins la frustration, génératrice de colère, ce qui l’intensifie.

Le voile de la colère nous empêche de discerner, d’appréhender l’existence dans toute son arborescence et peut nous amener jusqu’à supprimer l’objet, voire le sujet, qui barrerait la route à la réalisation du désir. Ce voile de la colère exprime aussi à quel point nous sommes séparés de notre dimension la plus vaste, la dimension de l’amour.

La patience est une compagne nécessaire pour celui ou celle qui chemine sur la voie car elle permet de ne pas être en réaction face aux différentes situations, aux différents phénomènes rencontrés mais d’être avec, dans un esprit ouvert. Elle permet de ne pas s’y cristalliser, de ne pas y résister, ni de juger ou de se juger et ainsi de cultiver de la bienveillance vis-à-vis des autres et de soi-même.

Elle « consolide », elle raffermit l’intention de cheminer sur la voie de la réalisation, d’autant plus quand sur ce chemin il est rencontré différents obstacles comme l’agitation mentale, les résistances, des relations difficiles, les peurs, les doutes…

La patience permet d’éprouver ces différentes conditions auxquelles nous sommes confrontés dans le sens de ne réagir ni pour ni contre tout en étant nourris par l’intention de les traverser, ce qui ouvre notre capacité au discernement à ne pas confondre avec le jugement. Le jugement, comme son nom l’indique, juge mais aussi condamne et rejette alors que le discernement voit, reconnaît ce qui est là tel que c’est là. Avec cette vision pénétrante qu’est le discernement, s’ouvre une compréhension intuitive que la présence des différentes situations qui jalonnent l’existence est le fruit de tout un réseau d’interdépendances. Accompagnés par le discernement conjugué à l’ouverture du cœur, les liens de l’identification se dénouent, nous ne nous sentons pas affectés ni menacés par cela mais il se réalise que la seule réponse est de s’accorder comme le courant d’une rivière qui épouse les différents obstacles qui sont sur son passage tout en continuant à avancer librement.

Il est donc important de comprendre que la pratique de la patience n’est pas une attitude passive mais un mouvement dynamique.

Le champ de la pratique étant vaste, se déployant dans le moindre aspect de notre vie nous avons donc beaucoup d’occasions de pratiquer la patience. Bien entendu, nous pouvons en faire l’expérience pendant la pratique de la méditation assise quand nous sommes confrontés aux phénomènes qui nous traversent et qu’ils envahissent l’espace intérieur, qu’ils soient d’origine corporelle ou mentale, en étant conscient(e) de cela et en retrouvant patiemment et régulièrement l’accord avec l’expérience vivante de l’ici et maintenant.

Cette pratique de la méditation assise nourrit fondamentalement et profondément notre attitude d’être dans la vie et il est essentiel de laisser son parfum imprégner tous les espaces de notre vie et ainsi cultiver la patience dans nos différentes relations. Les relations avec les autres, avec soi-même, avec les différents événements qui parcourent notre existence et avec l’enseignement de la voie.

Les quatre vœux que prononce le Bodhisattva sont nourris par la pratique de la patience qui le soutient dans son cheminement pour leur réalisation.

Cultiver la patience vis-à-vis des autres en respectant leur chemin de vie en ne les enfermant pas dans ses projections, dans ses désirs ou ses aversions et traverser le monde des apparences pour voir en eux l’essence qui nous habite fondamentalement est le précieux véhicule qui permet de réaliser le premier vœu du Bodhisattva d’accompagner tous les êtres sur la voie de l’éveil.

Le Bodhisattva en cultivant la pratique de la patience vis-à-vis de ses ombres, de ses difficultés, de ses doutes, de ses conditionnements, de son impatience se met en chemin de réaliser son deuxième vœu de se libérer des attachements. Si nous ne nous différencions pas des autres, si nous vivons aussi nos ombres, nos doutes, nos difficultés… en les éclairant avec patience, s’éveille la conscience que nous ne sommes pas séparés des autres, que nos questionnements, nos ombres ne sont finalement pas, dans le fond, différents de ce que peut vivre chaque être humain. Alors, d’elle même, la patience se tourne vers les autres et peut se manifester la compassion, terreau nécessaire et essentiel pour cheminer sur la voie de la réalisation.

Un autre aspect de la patience est la patience en relation avec l’enseignement. Parfois il y a certains enseignements qui peuvent paraître incompréhensibles, d’autres difficiles à mettre en pratique ou à réaliser et qui demandent de la persévérance, de la patience pour continuer à avancer sans se laisser immobiliser par les vents du doute, du découragement. Mais l’enseignement n’est pas seulement celui des textes, c’est aussi celui de la vie, des différentes situations que nous pouvons rencontrer dans notre existence qui, suivant comment nous les abordons peuvent nous aider à « grandir », à cheminer plus profondément sur la voie. Vivant chaque condition comme un enseignement et non comme un obstacle infranchissable, en cultivant la patience vis-à-vis de toutes celles-ci le Bodhisattva chemine pour que s’accomplisse le troisième vœu, que se réalise la multiplicité de l’enseignement.

Ainsi le Bodhisattva « puise » dans la pratique de la patience pour que se réalise le quatrième vœu d’accomplir la voie de la réalisation. Ce dernier vœu est à la fois le fruit des trois autres tout en les contenant.

Le sens profond aussi de la patience est de ne rien attendre, d’être là avec ce qui est là tel que c’est là. Alors aucun ennui ne peut survenir, aucune insatisfaction ne peut apparaître. Si dans ce que nous vivons nous percevons un ennui ou si nous ressentons une insatisfaction, c’est que nous ne sommes pas pleinement aligné(e)s au moment présent, qu’il existe donc une division, une séparation et que nous en attendons autre chose.

L’énergie

Je poursuis avec les six pratiques du Bodhisattva et donc avec la quatrième pratique qui est celle de l’énergie, de la persévérance, de l’effort enthousiaste, joyeux.

Sans la persévérance, la patience risque de se transformer en une attitude de passivité et sans la patience, la persévérance peut devenir un mouvement provoquant de la tension interne et du découragement.

D’une certaine manière ces deux pratiques qui se retrouvent au centre des six autres sont « l’élément charnière » entre ce qui nous a mis en chemin et la réalisation de ce chemin.

C’est-à-dire que dans le cheminement nous allons rencontrer un certain nombre d’obstacles, de résistances. Nous allons aussi parfois nous décourager et cette confrontation avec ces différents obstacles va demander non seulement de la patience mais aussi de cultiver la persévérance pour les traverser sans s’y opposer, sans les vivre comme des empêchements ou des barrières infranchissables, mais comme autant d’enseignements nous permettant de creuser le sillon de la connaissance de nous-mêmes.

Cette « dimension » de l’énergie est fondamentale dans le cheminement, car pour chaque pratique que ce soit le don, les préceptes, la patience, la concentration et la sagesse, nous avons besoin d’énergie pour les mettre en pratique.

Dans notre vie au quotidien ou dans notre cheminement spirituel, certain(e)s d’entre nous peuvent ressentir qu’ils sont en manque d’énergie, ce qui peut souvent provoquer une perte de motivation, mais aussi une incompréhension de ressentir une impression de ne pas avancer sur la voie malgré l’aspiration spirituelle qui nous habite.

Alors comment aborder cette quatrième pratique du Bodhisattva ? Car fondamentalement nous sommes des êtres d’énergie, alors, comment se fait-il qu’il y ait ce manque ?

Avant de vouloir palier ce manque, l’essentiel est de reconnaître, d’identifier, et donc de conscientiser ce qui freine cette énergie fondamentale qui circule en nous pour que puisse émerger une réponse ajustée, et ainsi la libérer pour qu’elle circule dans sa plénitude.

Mais une autre question aussi se pose qui est tout aussi centrale dans la vie spirituelle que la précédente, comment la rassembler, comment l’unifier ?

Ce ressenti d’un manque, d’une « perte » d’énergie est souvent dû au fait que l’énergie se disperse dans une multitude de directions, tellement nous sommes attirés ou absorbés par de multiples objets. Cette dispersion nous amène à nous sentir éparpillé et donc dans une vulnérabilité vis-à-vis du monde ou des autres.

Elle peut être aussi freinée par une éducation qui, notamment, amène à réprimer ses émotions ; et donc, celles-ci ne trouvant pas de chemin en soi mais aussi d’espaces « créatifs » pour s’exprimer, elles restent bloquées. Et ce blocage consomme beaucoup d’énergie.

La frustration, la déception, la difficulté à être ou à se sentir à sa place dans le monde, c’est-à-dire l’impossibilité que ses compétences, ses qualités créatives trouvent un espace d’expression au service de la communauté nous démunit de notre énergie.

Nous perdons aussi beaucoup d’énergie en entretenant consciemment ou inconsciemment des émotions comme la peur, la colère, la tristesse, la convoitise, la culpabilité ; des états d’esprit comme la vengeance, la malveillance ou des obsessions mentales. Et bien sûr, cette énumération d’émotions, d’états d’esprit qui sont énergétivores n’est pas exhaustive.

Nous pouvons aussi passer beaucoup de temps à nous plaindre, à critiquer. La plainte, ne jamais se satisfaire de ce qui est, est une des activités dans laquelle se complait le plus le système conditionné et qui engendre une grande perte d’énergie.

Si nous ne cultivons pas une pleine conscience au quotidien, alors ces différents états d’esprit ont la place libre pour se distiller, s’insinuer dans les moindres parcelles de nous-mêmes, nous laissant ainsi avec peu d’énergie à donner à l’essentiel de notre existence.

Ces différents blocages, ces différents freins peuvent se dissoudre dans la prise de conscience de leur manifestation et de leurs conséquences. Dans ce « être là ».

Leur dissolution peut aussi advenir dans l’aménagement d’espaces et de moments où nos aspirations ainsi que notre créativité peuvent s’exprimer en toute liberté.

La pratique régulière de la méditation assise, permet que certains de ces blocages se dissolvent d’eux-mêmes de par l’alliance entre la pleine conscience de tout ce qui se manifeste et l’observation sans saisie et sans rejet.

Cette alliance, non seulement favorise cette dissolution « spontanée », mais nous ouvre aussi à une vision intuitive, pénétrante qui délie les liens qui nous attachent à ces freins, facteur important de libération de l’énergie.

Le silence est une source fondamentale et nécessaire pour nous rassembler au cœur de nous-mêmes en relation avec le monde et au cœur du présent. Nous attachons beaucoup d’importance à la parole et donc aux mots, mais la plupart du temps nous nous perdons dans ceux-là car ils expriment le plus souvent le besoin de combler un manque, de voiler une angoisse existentielle, plutôt que de communiquer véritablement avec les autres ou de nous exprimer dans un essentiel. Et cela peut aussi contribuer à nous vider de notre énergie.

Ce qui en tant que méditant(e)s nous amène à nous interroger sur la qualité du silence. Car il existe plusieurs qualités de silence, celui qui se situe entre deux sons, entre deux paroles ou encore celui qui se situe entre deux pensées. Nous pouvons aussi expérimenter une qualité de silence dans la pratique de la méditation, ou face à la beauté de la nature… (quand le système égocentré s’est effacé) qui ne peut être définie, qui n’est pas un espace « entre deux », qui ne peut être élaborée par la pensée.

Un silence qui est au cœur de chaque phénomène, de chaque manifestation de la vie. Un silence au cœur duquel se dissout tout sentiment de séparation, tout sentiment de division.

Ce silence est plénitude. Ce silence est amour.

Dans cette qualité de silence contemplatif advient un jaillissement d’énergie, comme une source intarissable qui s’écoule et nous accompagne tout le long du cheminement.

Cette pratique de la persévérance du Bodhisattva, dans le sens de donner son énergie à la pratique à la fois de la méditation assise et de la pleine conscience au quotidien est qualifiée aussi d’effort enthousiaste, joyeux car il s’appuie sur le sentiment profond, intuitif que notre réalité d’être ne se limite pas exclusivement à bien fonctionner dans une structure sociale, mais qu’elle est comme le vaste espace, comme le cours d’une rivière limpide s’écoulant librement et échappant à toutes conditions, aucun système quel qu’il soit ne pouvant la définir.

Et donc, l’effort que peut parfois nous demander la voie de la libération des conditionnements, facteur de souffrance, pour que se réalise ce qui est appelé dans la voie du zen « nature de Bouddha », « lumière spirituelle », etc., que je nomme parfois « lumière silencieuse », est joyeux, enthousiaste car animé par ce pressentiment, par cette intuition.

Quel que soit le nom que nous lui donnons, marcher sur le chemin qui nous ouvre à la transcendance de l’être est une joie simple et profonde.

La concentration ou l’absorption méditative

La pratique du Bodhisattva dont il va être question maintenant est la pratique de la méditation, de l’absorption méditative qui est le plus souvent traduit par concentration.

A propos de la concentration Kodo Sawaki disait : « Zenjo, la concentration de zazen, la concentration dans la vie quotidienne, c’est vivre conformément au Dharma, sans le contredire par ses actes. C’est trouver et réaliser la vérité de notre vie, ne pas laisser s’installer de séparation, de distance entre zazen et toutes nos actions de la vie quotidienne. »

Un des aspects auquel nous invite cette pratique est de rassembler tout ce que nous sommes, chaque action de notre vie dans l’actuel présent, l’ici et maintenant. Être accordé au mouvement de ce qui est, demande une extraordinaire acuité de l’esprit et un cœur ouvert, souple. C’est-à-dire une capacité intérieure de ne pas résister, de ne pas interpréter mais d’être avec ce qui est tel que c’est. C’est ce que nous pouvons cultiver et réaliser dans cette pratique.

Je voudrais aussi préciser que l’expression que j’emploie « ce qui est » ne sous-tend pas un temps figé mais exprime l’actuel présent sans cesse en mouvement.

La concentration dont je vais parler dans cet article n’est pas la concentration qui consiste à se focaliser sur un point en particulier. C’est pour cela que pour évoquer la pratique de la concentration souvent je préfère parler de présence, de pleine conscience, de pleine attention ou d’absorption qui appellent à être dans une écoute globale et que j’utiliserai dans cet article.

Car si nous nous concentrons uniquement sur un point focal, notre champ de vision et de conscience se resserre c’est-à-dire que notre manière d’appréhender, de voir la réalité se réduit aussi. Ce qui fait que nous finissons par voir la réalité partiellement ou plus exactement à renforcer la vision conditionnée.

Tissée avec la trame de notre histoire, de nos désirs, de nos aversions, de nos croyances, de nos préjugés nous voyons ce qui est au travers de ce voile, le jugeant et l’interprétant. Et nous nous écartons ainsi de l’essence.

Se « concentrer sur » est une position qui amène au final à une cristallisation. Pour beaucoup d’entre nous le terme de concentration est interprété comme un rassemblement sur quelque chose, sur un point focal, alors que dans le sens de la méditation c’est plutôt un « ancrage ouvert » dans la réalité présente. C’est ce que nous pouvons expérimenter et cultiver dans la pratique de la méditation assise, tout en étant présent(e) dans les différents aspects de la posture, être attenti(ve)f  aux différents phénomènes qui se produisent en soi-même et autour de soi sans s’y fixer.

L’expression et l’action de « se concentrer sur » peut induire aussi une séparation et la concentration, toujours dans le sens de la voie spirituelle du zen, est plutôt ce qui « réunit » et ce qui inscrit, entre autre, dans la réalité vaste de l’instant présent.

L’écueil aussi de se « concentrer sur » est que cette concentration tourne autour d’un centre et ce centre est souvent l’égo qui, quand il est centré sur l’objet de sa concentration va exclure, combattre ce qui vient « le » déranger. La cible est alors manquée.

Le cheminement est plutôt de ne rien exclure, de se libérer de la dualité dans laquelle nous sommes enfermés pour que se révèle la dimension transcendante de l’être. Ejo, la nommait « lumière spirituelle », parfois j’emploie le terme de « lumière silencieuse » mais fondamentalement cette dimension est insaisissable, indicible. Cette lumière ne peut que se réaliser et l’absorption méditative offre les conditions les plus favorables pour qu’elle nous illumine.

Cette pratique du Bodhisattva comprend deux aspects, la culture de l’absorption dans la méditation assise et « l’œuvre » de présence dans les différentes actions de la vie quotidienne. Une présence, non seulement à ses gestes, à ses attitudes, mais aussi à ce que nous ressentons, nous percevons au contact des différentes circonstances qui jalonnent notre vie.

Ces deux aspects interagissent, ils sont comme les deux côtés d’une même main. La pleine conscience au corps, à la respiration et aux différents états d’esprit qui s’élèvent pendant la méditation assise, se retrouve aussi dans la moindre action dans laquelle nous sommes engagés dans notre vie. Ainsi, l’enseignement de cette pratique du Bodhisattva invite à ce qu’il n’y ait aucune rupture entre la pratique de l’absorption méditative et notre manière d’être dans la vie au quotidien.

Une présence dans laquelle nous gardons aussi à l’esprit que ces phénomènes que nous rencontrons dans notre vie, qu’ils soient des sensations reliées à nos gestes ou des ressentis reliés aux circonstances, sont impermanents, vides d’existence propre. Qu’ils sont vacuité.

Cette culture de la présence permet de ne pas se disperser, de ne pas laisser « notre » énergie être happée par les différentes sollicitations du monde extérieur et par les différents phénomènes provenant du monde intérieur.

Elle permet ainsi de vivre en étant de plus en plus accordé au mouvement, à la non-fixité de la réalité vivante de l’instant présent.

Dans la pleine présence réside une intention de ne rien retenir, de ne rien s’approprier ainsi l’esprit retrouve sa condition originelle d’être vaste, d’être libre. Pendant la méditation assise cultivant la pleine présence, il advient une conscience qui est comme un pur miroir où les différents phénomènes se reflètent, ne laissant aucune trace (comme un miroir qui est traversé par différentes images). Elle est traversée par différents phénomènes sans en être affectée.

La grande majorité d’entre nous vit au travers de l’esprit réactif (conditionné) d’où se manifeste ce réflexe conditionné de s’identifier aux pensées, aux images, aux sensations, aux émotions et cela de manière quasi mécanique. Quand nous sommes essentiellement dirigés par cet esprit, face aux événements, aux circonstances nous réagissons à partir des expériences passées en y adhérant ou en nous y opposant nous éloignant ainsi de ce qui est.

Par la pratique de la présence se crée une distance avec cet esprit qui laisse un espace dans lequel peut advenir l’esprit créatif ; l’esprit qui n’est pas coloré par les expériences passées et par lequel nous pouvons donner une réponse ajustée à la circonstance actuelle. Il permet aussi de réaliser que ces phénomènes ne sont pas la totalité, qu’il ne forme pas une identité fixe, permanente.

En continuant la pratique régulièrement, cette conscience s’établit dans le quotidien de notre existence. Les différents phénomènes qui la constitue sont de plus en plus appréhendés comme des reflets dans le miroir, c’est-à-dire que nous sommes de moins en moins identifiés à eux.

Même si cela peut paraître paradoxal, c’est à ce moment-là que nous vivons chaque instant de notre vie intensément mais quelque chose a radicalement changé, il n’y a plus « personne » pour s’approprier ce qui est vécu, nous y sommes moins attachés et donc plus libres.

Ce changement de position face aux expériences, aux circonstances qui jalonnent notre vie révèle la joie, le bonheur, la tranquillité, une absence de peur qui ne dépendent d’aucune condition.

La sagesse intuitive